autres.ment

30 mai 2007

Pourquoi les pauvres votent sarko ?

Réponse ci dessous !
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Faiblesse de l'imaginaire de gauche Rêver contre soi-même *28 mai 2007*

En 2000, aux Etats-Unis, un sondage commandé par *Time Magazine* avait
révélé que, quand on demandait aux gens s'ils pensaient faire partie du 1%
des Américains les plus riches, 19% répondaient affirmativement, tandis
qu'un autre 20% estimait que ça ne saurait tarder. L'éditorialiste David
Brooks l'avait cité dans un article du *New York Times* intitulé
« *Pourquoi les Américains des classes moyennes votent comme les riches - le triomphe
de l'espoir sur l'intérêt propre
http://www.chud.com/forums/archive/index.php/t-44890.html
(12 janvier 2003).
Ce sondage, disait-il, éclaire les raisons pour lesquelles l'électorat réagit avec hostilité aux mesures visant à taxer les riches : parce qu'il juge que celles-ci lèsent ses propres intérêts de
futur riche. Dans ce pays, personne n'est pauvre : tout le monde est pré-riche.
L'Américain moyen ne considère pas les riches comme ses ennemis de classe :
il admire leur réussite, présentée partout comme un gage de vertu et de
bonheur, et il est bien décidé à devenir comme eux. A ses yeux, ils
n'accaparent pas des biens dont une part devrait lui revenir : ils les ont
créés à partir de rien, et il ne tient qu'à lui de les imiter
>(1).
>Il ne veut surtout pas qu'on les oblige à partager ou à redistribuer ne
>serait-ce qu'une petite part de leur fortune : cela égratignerait le rêve.
>« *Pensez-vous vraiment*, interrogeait David Brooks,* qu'une nation qui
>regarde Katie Couric* [présentatrice du journal du matin sur NBC, passée
>depuis au journal du soir sur CBS] *le matin, Tom Hanks le soir et Michael
>Jordan le week-end entretient une profonde animosité à l'égard des nantis
>?*

>
>Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la
>mentalité servile et autodépréciative qui lui interdit de *comparer* son
>sort à celui des riches pour revendiquer sans complexes le partage des
>richesses. En même temps, il *s'identifie* à ses semblables, salariés ou
>chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et
>solidarité. Le génie du libéralisme a été de renverser ce schéma.
>Désormais,
>le travailleur *s'identifie* aux riches, et il se *compare* à ceux qui
>partagent sa condition : l'immigré toucherait des allocs et pas lui, le
>chômeur ferait la grasse matinée alors que lui se lève à l'aube pour aller
>trimer... Bien sûr, on peut essayer de le raisonner ; on peut lui dire
>qu'il
>faut se méfier de ces fausses évidences dont, en France, Le Pen, puis le
>clan Sarkozy, se sont fait une spécialité : son intérêt objectif, en tant
>que travailleur, ce serait au contraire que les chômeurs ronflent béatement
>jusqu'à des deux heures de l'après-midi, puisque, s'ils sont obligés
>d'accepter n'importe quel boulot, cela tire vers le bas le niveau des
>rémunérations et des conditions de travail de l'ensemble des salariés - y
>compris les siennes. On peut essayer de lui démontrer par a + b qu'il se
trompe d'ennemis, et qu'il ferait mieux de réserver sa défiance et son
animosité à ces politiciens méphitiques qui encouragent en lui l'aigreur et
le ressentiment les plus infects.
Pourquoi vouloir encore
changer les choses si,
à n'importe quel moment,
un coup de chance,
ou vos efforts acharnés,
peuvent vous propulser
hors de ce merdier ?
>
>On est forcément tenté d'argumenter, et il faut le faire ; mais il faut
peut-être aussi être conscient que ça ne suffit pas. Tous ceux qui, en
France, ces derniers mois, écœurés d'entendre des types nés avec une
cuillère en or dans la bouche marteler sur toutes les antennes les vertus
du « *mérite* », effarés de voir tant d'agneaux se préparer à voter avec
enthousiasme pour le grand méchant loup, se sont époumonés à dénoncer
l'arnaque et à en démonter les mécanismes - en vain -, ont peut-être
négligé un fait capital : ce qui n'a pas été fait par la raison ne peut pas être
défait par la raison.
Quand on a consacré un
livre à tenter de démêler
les formes de rêve bénéfiques de celles qui travaillent
contre le rêveur, l'élection présidentielle apparaît comme le triomphe
éclatant des secondes. Comme cela a été abondamment souligné depuis le 6
mai au soir, lorsque nos yeux se sont brutalement dessillés en même temps que
la *Marseillaise* de Mireille Mathieu nous déchirait les tympans, en France,
les noces de la politique et du showbiz ont été un peu plus tardives
qu'ailleurs, mais elles ont fini par se produire aussi
(2).
Il était inexorable qu'elles finissent par se produire. Comme celle d'un
Berlusconi ou d'un Reagan - qui ne venait pas du cinéma par hasard, et qui
ne faisait qu'accentuer une tendance amorcée avec Kennedy -, la victoire de
Nicolas Sarkozy en France résulte d'une manipulation à grande échelle des
imaginaires. Elle a été préparée par vingt ans de TF1 et de M6, de presse *
people*, de jeux télévisés, de *Star Ac* et de superproductions
hollywoodiennes. Pour pouvoir ricaner en toute tranquillité des beaufs qui
ont voté Sarkozy, d'ailleurs, il faudrait pouvoir prétendre avoir échappé
complètement à l'influence de cette culture - ce qui ne doit pas être le
cas de beaucoup de monde.

Le thème récurrent sur lequel tous ces médias ne cessent de broder
d'infinies variations, et auquel nos cerveaux, de gauche comme de droite,
ont développé une accoutumance pavlovienne, c'est celui de la *success
story *. Qui véhicule un seul message : pourquoi vouloir changer les choses ou se
>soucier d'égalité des droits, si, à n'importe quel moment, un coup de
chance, ou vos efforts acharnés, ou une combinaison des deux, peuvent vous
propulser hors de ce merdier et vous faire rejoindre l'Olympe où festoie la jet-set ? « *Chacun aura sa chance* », clamait Nicolas Sarkozy à peine élu.
Il y a quelques années, on avait relevé une illustration presque
caricaturale de cette idéologie dans le film de Steven Soderbergh *Erin Brockovich seule contre tous
*(avec Julia Roberts), à
l'impact d'autant plus fort qu'il était inspiré
d'une histoire réelle - même s'il avait apparemment fallu, pour écrire le
scénario, éluder certains aspects d'une réalité moins lisse que souhaité.

Même lorsqu'on a conscience
de ses ficelles un peu grosses,
on ne peut se défendre
d'éprouver un petit frisson
au contact de la *success story*


*Success story* du gagnant du Loto. *Success story* du petit entrepreneur
« parti de rien ». *Success story* du vainqueur de la « Star Ac », des
acteurs et des mannequins, à qui l'on fait raconter en long et en large
dans leurs interviews comment ils ont été « découverts », comment ils ont
>persévéré sans se laisser décourager malgré les déconvenues de leurs
débuts,
comment ils vivent leur célébrité et leur soudaine aisance financière, etc. *Success story* de la nouvelle ministre de la justice Rachida Dati, passée
d'une cité immigrée de Chalon sur Saône aux ors de la République. La
fonction de ministre de Rachida Dati est secondaire : ses mentors l'ont
faite réussir uniquement pour illustrer la mystique - ou la mystification -
sarkozyenne de la réussite. Elle est là avant tout pour faire rêver ; elle
est une machine de guerre fictionnelle. Pour quiconque fait métier de
raconter une histoire, Dati est du pain bénit. On lit par exemple dans *Le
Nouvel Economiste* :
« *Sur son berceau, les fées ne se sont jamais penchées. Alors, elle les a
inventées. Bannissant les déterminismes, forçant sa condition, son histoire
est celle d'une volonté glorifiée.* »

C'est la grande force de la *success story* : même lorsqu'on a conscience
de ses ficelles un peu grosses, on ne peut se défendre d'éprouver un petit
frisson à son contact. Ses ressorts narratifs sont si familiers, elle est >si
>valorisée et valorisante, que Nicolas Sarkozy lui-même a tout fait pour y conformer sa biographie. Il lui a fallu pour cela déployer des trésors
d'imagination, par exemple pour s'inventer de ces avanies, indispensables à
toute *success story*, censées s'être gravées à jamais dans votre mémoire
pour alimenter votre soif de revanche, vous forger le caractère et
aiguillonner votre ambition. *Le Nouvel
Observateur<>
* (17 mai 2007) rapporte ainsi l'« *humiliation* » du nouveau président
d'avoir grandi dans - on ne rit pas - le « *quartier pauvre de Neuilly* » :
« *Nicolas n'ose pas inviter ses camarades chez lui. Un souvenir le hante :
le saumon fumé sous cellophane acheté au Prisunic sur lequel il tombait
quand il ouvrait le réfrigérateur familial. Chez ses amis, le saumon fumé
venait des meilleurs traiteurs de la ville.* » Poignant, non ?

Renvoyer au passé toute l'histoire des sciences social
pour les remplacer par la « philosophie politique »
et dénier aux individus
tout déterminisme social

[image: (JPG)]On pense à M. Bounderby, le banquier du génial roman
satirique de Charles Dickens* Temps
difficiles<>
* : « *un homme qui ne pouvait jamais assez se vanter d'être le fils de ses >œuvres* », et qui ne cesse de répéter que, s'il est arrivé là où il est, il
ne le doit à personne d'autre qu'à lui-même. Cette fierté imbécile et
forcément mensongère à l'idée de s'être « *fait tout seul* » rappelle ce
fantasme de l'individu « autoengendré », dégagé de toutes les limites ou
contraintes imposées par la nature ou la société, que décrivent dans leurs
essais Nancy Huston ou Miguel Benasayag. Elle est surtout la version
glamour d'une figure délibérément construite par les idéologues de la révolution
>conservatrice : celle d'un individu qui ne serait défini ni par ses
origines
sociales ou culturelles, ni par sa couleur de peau, ni par son sexe ou son orientation sexuelle - toutes caractéristiques qui seraient purement
anecdotiques -, mais uniquement par son appartenance à la nation.
Cette entreprise passe forcément par le discrédit jeté sur ceux qui
étudient les déterminations sociales et leurs effets, comme le montre Didier Eribon
dans son récent livre *D'une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française* (Léo Scheer, 2007) : « *Le projet de renvoyer au passé
>toute l'histoire des sciences sociales françaises pour les remplacer par la
"philosophie politique" n'avait, au bout du compte, pas d'autre
signification que celle-ci : libérer les individus de tout déterminisme
social, afin qu'ils se déterminent librement et rationnellement à renoncer
à leur liberté au profit de la souveraineté politique qui s'incarne dans
l'Etat, représentant de la Société et de la Nation.* » C'est bien
d'« individus » qu'il s'agit, et non plus de « sujets » : car « *le "sujet"
contrairement à l'"individu" sait que la Société le précède et se situe
au-dessus de lui et, par conséquent, il n'a pas la désastreuse illusion
qu'il peut inventer le social au gré de ses "désirs"* ».

Ce sont bien les mouvements sociaux qui maintiennent en vie l'idéal du bien commun

Derrière cette fiction, promue par les conservateurs, d'une nation comme
« emballée sous vide », constituée d'individus dont le poids ou la marge de
manœuvre respectifs seraient identiques *de fait* - et pas seulement dans
les idéaux que proclament les frontons des mairies -, se cache une
entreprise de liquidation de la politique : « *Dénier le caractère
constitutif des inscriptions sociales ne les fait pas disparaître*, écrit
encore Eribon,* mais cherche à interdire qu'on lutte contre les dominations
qu'elles commandent.* » Pour mieux les affaiblir, on qualifie désormais les
revendications collectives de « corporatistes » ou de « communautaristes » :
on reproche à ceux qui les portent de mettre en péril l'intérêt général ou
la cohésion de la nation. A lire Didier Eribon, on mesure mieux
l'inconscience de ceux qui, tout en se réclamant de la gauche, croiepouvoir joindre leurs voix à ce concert douteux.

D'autant qu'il ne faut pas s'y tromper : même si une approche superficielle
peut faire envisager leur démarche comme la défense d'intérêts
particuliers,
ce sont bien les mouvements sociaux qui maintiennent en vie l'idéal du bien
commun. Ils rappellent que, s'il existe bel et bien une marge de manœuvre
individuelle, il est absurde de vouloir faire croire que celle-ci peut être
autre chose qu'une *marge*, justement : pour le reste, chacun est bien le
produit de déterminismes qui le rattachent à divers groupes, et qui
facilitent ou empêchent sa progression. Aucune démocratie digne de ce nom
ne peut se dispenser d'en tenir compte, et de chercher les moyens d'y
remédier.
Nier l'importance de ces déterminismes, et vouloir qu'il y ait société sans
qu'ils aient d'abord été vaincus, c'est mettre la charrue avant les bœufs,
et prendre ses désirs pour des réalités. Si les mouvements sociaux
suscitent
une telle hostilité, c'est parce qu'ils rappellent cette vérité contrariante.

Si on exhibe quelques spécimens de catégories socialement défavorisées
à qui on a « donné leur chance », c'est pour mieux se dédouaner

de la relégation dans laquelle on souhaite maintenir tous les autres

[image: (JPG)]Pour sa part, l'idéologie conservatrice, si elle exalte la >grandeur de la nation, ne fait en réalité aucun cas, évidemment, de
l'intérêt général ou du bien commun. Dans cette compétition généralisée
qu'est la société telle qu'elle la conçoit, et où elle feint crapuleusement
de croire que tous auraient les mêmes chances, chacun est, comme Erin
Brockovich, « *seul contre tous* ».
Dans le slogan électoral de NicSarkozy, « *ensemble, tout devient possible* », le « ensemble » n'est là que pour décorer. Ou plutôt, il désigne un « ensemble » effroyablement pasteurisé, expurgé de tous ses éléments non conformes ; car, si on exhibe
quelques spécimens de catégories socialement défavorisées à qui on a
« donné leur chance », c'est pour mieux se dédouaner de la relégation dans
>laquelle,
contrarié par leur existence, on souhaite maintenir tous les autres.

A cet
égard, toute recomposée qu'elle est, la prétendue « *famille d'aujourd'hui*
» que formerait le clan Sarkozy, et qui fait cette semaine la couverture de *
Paris-Match*, véritable débauche de gosses de riches blonds aux yeux bleus,
évoque davantage les héritiers monégasques que la diversité de la France
contemporaine.

[image: (JPG)]« *Tout est possible* » : comme le rappelait Christian
Salmon<>dans un
article du *Modiplomatique* (novembre 2006), reprenant une citation exhumée par Serge
Halimi dans *Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé
au monde*, ce slogan était déjà celui de Ronald Reagan lorsque, dans son
discours sur l'état de l'Union, en 1985, il présentait sa Rachida Dati à
lui : « *Deux siècles d'histoire de l'Amérique devraient nous avoir appris
que rien n'est impossible. Il y a dix ans, une jeune fille a quitté le
Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux Etats-Unis sans bagages et sans
parler un mot d'anglais. La jeune fille a travaillé dur et a terminé ses
études secondaires parmi les premières de sa classe. En mai de cette année,
cela fera dix ans qu'elle a quitté le Vietnam, et elle sortira diplômée de
l'académie militaire américaine de West Point. Je me suis dit que vous
aimeriez rencontrer une héroïne américaine nommée Jean Nguyen.* »
Après avoir fait ovationner la jeune femme, Reagan enchaînait sur une autre
istoire, tout aussi édifiante, avant de dévoiler la morale des deux récits
en s'adressant à leurs protagonistes : « *Vos vies nous rappellent qu'une
de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en
Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur.* »

L'« industrie du rêve » ne donne pas envie au rêveur
de s'organiser avec les autres pour améliorer ses conditions d'existence,
mais plutôt de trouver le moyen de fausser compagnie à tous ces losers

Pourquoi mettre en place des politiques égalitaires, redistribuer les
richesses, garantir à tous des conditions de vie décentes et
épanouissantes,
quand on peut se contenter d'accréditer la fable selon laquelle « si on
veut vraiment réussir, on peut » ? Pourquoi se fatiguer à ôter les obstacles qui
>se dressent sur le chemin des plus défavorisés, quand on peut se contenter
de couvrir d'éloges ceux qui, parmi eux, ont le jarret assez souple pour
sauter par-dessus - en insinuant sournoisement, par la même occasion, que
les autres doivent quand même être un peu feignasses s'ils n'y arrivent pas
eux aussi ? Pourquoi se tuer à satisfaire les revendications du peuple
quand on peut le payer de mots - et de belles histoires ? Car la *success story*n'est que la déclinaison principale de cette stratégie politique qui, comme le pointe Salmon dans son article, consacré au *storytelling*, consiste désormais, plus largement, à *raconter des histoires*.
Il cite un ancien conseiller de Bill Clinton qui constatait en 2004 :
« *Les républicains disent : "Nous allons vous protéger des terroristes de Téhéran et des
homosexuels de Hollywood." Nous, nous disons : "Nous sommes pour l'air pur,
de meilleures écoles, plus de soins de santé." Ils racontent une histoire,
nous récitons une litanie.* »

C'est peut-être sous cet angle, effectivement, qu'il faut analyser la
faiblesse actuelle de la gauche : sous l'angle d'un problème avec
l'imaginaire. L'industrie du spectacle, qui produit les histoires et les
mythes contemporains les plus puissants, est le plus souvent en affinité
profonde avec l'ordre du monde : les histoires et les mythes qu'elle met en
circulation sont des histoires et des mythes de droite et travaillent pour
la droite, même s'ils ne se présentent pas toujours sous cette étiquette.
Ils en colportent les valeurs et la vision du monde. Ce rouleau compresseur
culturel rend presque impossible la tâche de la gauche - ou du moins d'une
gauche qui se voudrait fidèle à ses valeurs. L'« industrie du rêve » lui
coupe l'herbe sous les pieds. Car elle produit du rêve, certes, mais aussi,
à part égale, de la haine de soi. Elle apprend au public que tous ceux qui
ne correspondent pas à ses critères de richesse, de pouvoir, de succès,
d'élégance vestimentaire et/ou de perfection plastique sont ringards et
méprisables (3 <>) ; en lui étalant au visage la réussite et la félicité de ses stars,
elle l'humilie, elle entretient sa rage et sa frustration. Quand, détournant les yeux de la
page ou de l'écran, il regarde autour de lui, il n'a pas envie de
s'organiser avec les autres pour améliorer les conditions d'existence qu'il
partage avec eux :
il cherche plutôt le moyen de fausser compagnie à tous
ces losers, et de fuir les endroits minables où il végète injustement avec
eux. La sorte de rêve produite par la société du spectacle est celle que
Flaubert - comme j'ai essayé de le montrer dans *La tyrannie de la
réalité
* - avait déjà parfaitement décrite dans *Madame Bovary*, alors que ce
système était balbutiant : un rêve qui, au lieu de conforter le rêveur, de
lui permettre d'enrichir et d'approfondir le monde dans lequel il vit,
produit au contraire chez lui une « passion de la rectification », une
colère aussi stérile qu'inépuisable, dans laquelle il peut finir par
engloutir toute son énergie, contre la non-conformité et l'insuffisance de
ce qui l'entoure.

La valorisation culturelle de la noirceur se traduit
par une méfiance instinctive envers tout projet politique qui ne diabolise pas
des catégories sociales entières, renvoyé à un conte pour enfants


>De surcroît, on peut se demander si un certain snobisme culturel de masse,
valorisant le cynisme comme un signe de sagesse suprême, n'a pas contribué
à discréditer le projet même de la gauche, présenté comme naïf dans la mesure
où il implique d'envisager la société comme une communauté solidaire, et
non comme un agrégat d'individus en guerre les uns contre les autres. Avec le
recul, il est frappant de constater le boulevard idéologique qu'a ouvert au
sarkozysme le succès d'un Michel Houellebecq. Il a semé l'idée que des
personnages veules et méprisants, prônant l'autodéfense, crachant leur
haine des féministes ou des Arabes, portaient le seul regard lucide et objectif
sur l'état de la société et les options politiques à notre disposition.
S'il a été promu et encensé par le milieu littéraire, c'est en vertu de cette échelle de valeurs, décrite par Nancy Huston dans *Professeurs de
désespoir*, qui fait de la noirceur un critère de qualité et de supériorité :
« *Hugo, Dumas, Balzac, Sand : ces auteurs vous apprenaient quelque chose sur la vie
humaine, ils ouvraient des portes, fouillaient les tréfonds de l'âme,
cherchaient la nuance* (...)*. Dans un deuxième temps, pour des raisons
historiques faciles à saisir, il a été admis que le message d'un roman pût
être noir, simplifié, absolutiste, désespérant même, du moment que
l'ensemble était "racheté" - c'est-à-dire humanisé, moralisé - par un très
haut style (Beckett, Cioran, Bernhard).
Mais, peu à peu, on s'est mis à confondre noirceur et excellence, à prendre
la noirceur comme telle pour une preuve d'excellence.* (...)
*Voilà le progrès : on est passé des pierres précieuses... aux diamants noirs...
au tas de charbon.* »

Sur le plan politique, cette valorisation exclusive de la noirceur se
traduit par une méfiance instinctive envers tout projet qui ne diabolise
pas des catégories sociales entières, immédiatement renvoyé à un conte pour
enfants. Elle sabote ainsi à la racine le projet même de la gauche, qui
implique forcément de parier, à un moment ou à un autre, sur une altérité
vécue positivement - et non comme une menace.

http://www.peripheries.net/article305.html
Quoi qu'on pense de Ségolène Royal, on peut d'ailleurs se demander si les clips UMP qui
circulaient sur Internet au cours de la campagne présidentielle, et qui la
brocardaient en la renvoyant à cette image gnangnan, ne devaient pas autant
à cet avantage idéologique conquis par la droite qu'aux faiblesses de la
candidate socialiste. Sans compter qu'il est encore plus facile de
caricaturer une gauche supposée voir le monde en rose bonbon quand celle-ci
est incarnée par une femme.

Il n'y a plus de système de valeurs et de représentations
capable de rivaliser avec le modèle dominant
et les idéaux qu'il met en circulation


>Toujours est-il que désormais, l'opinion est éduquée à éprouver une haine
viscérale envers tout ce qui revendique un progressisme même timide,
identifié à l'ennemi : les intellectuels qui trahissent leur mépris du
peuple par l'emploi de mots de plus de trois syllabes, les « *bobos qui
font du vélo à Paris* » (Alain Finkielkraut), tout ça n'est qu'un ramassis de
privilégiés « angélistes » vivant hors des réalités.

Certes, l'image détestable donnée de la gauche par l'establishment socialiste explique en
partie ce ressentiment ; mais en partie seulement. Surtout lorsqu'on se
rappelle que ce qu'il y a de plus détestable dans cet establishment, c'est
sa perméabilité aux valeurs de la droite, et que, pour cette raison, une
bonne partie du ressentiment qu'il s'attire provient de gens qui se
revendiquent de la gauche - d'une « gauche de gauche », et non de la
« gauche de la gauche », selon l'utile correction apportée par Pierre
Bourdieu et reprise par Didier Eribon dans son livre. Parmi ceux qui
détestent le plus les socialistes, il y en a un bon nombre qui emploient
parfois des mots de plus de trois syllabes et qui font du vélo, à Paris ou
ailleurs.

Idées, rêves, représentations : c'est tout l'univers mental de la gauche
qui est aujourd'hui anémié et discrédité. Pour des raisons en partie externes,
et en partie internes.
Durant la guerre froide, le communisme était assez puissant et influent pour
pouvoir opposer à la culture capitaliste tout un corpus de valeurs et de
références alternatives. On pouvait être fier de soi et des siens sur d'autres bases,
qui valaient ce qu'elles valaient, mais qui avaient le mérite d'exister - une fierté de classe.

Aujourd'hui, il n'y a plus de système de valeurs et de représentations capable de rivaliser
avec le modèle dominant et les idéaux qu'il met en circulation. L'une des tâches
les plus urgentes et les plus passionnantes, pour les années à venir,
pourrait être de rassembler tous les éléments épars qui permettraient d'en
rebâtir un ; un ensemble de références, d'idées, de représentations, qui ne
serait pas aussi massif que l'a été le contre-modèle communiste - ce ne
serait ni possible, ni souhaitable -, mais simplement vivant, cohérent et
crédible.

La gauche répugne à accorder
la moindre attention aux formes,
aux discours, aux représentations


>Mais il ne faut pas se cacher que la gauche est mal armée pour ça. D'abord,
elle répugne à accorder la moindre attention aux formes, aux discours, aux
représentations (4 <http://www.peripheries.net/article311.html#nb4>).
Elle y voit forcément une manipulation, une reddition à l'ennemi,
aux techniques de « com' » prisées par la droite ou les socialistes. Du coup, si elle dénonce
à raison - comme Eric Hazan dans *LQR, La propagande du quotidien* - la
façon dont le libéralisme détourne et subvertit le langage à son profit,
imposant ses termes comme autant de chevaux de Troie de sa vision du monde
(à cet égard, il faut saluer le petit dernier, « assistanat », banalisé au
cours de la campagne présidentielle), elle a tendance à s'enfermer
elle-même dans un langage routinier, dans le ressassement de slogans usés se limitant
à servir de points de ralliement à ceux qui se revendiquent du côté du
Bien, avec un souci de renouvellement à ce point inexistant que, pour ma part, je
me sens aujourd'hui prête à assassiner quiconque viendrait m'annoncer qu'un
autre quoi-que-ce-soit est possible ou que je-ne-sais-quoi n'est pas une
marchandise.
Elle se berce ainsi d'une autosatisfaction un peu courte, et
oublie que la qualité et la force du langage sont intimement liées à celles
de la pensée. Annie Le Brun écrivait dans *Du trop de réalité
* que la richesse de la langue apporte à la pensée « *le surcroît d'énergie
qui permet à celle-ci de s'aventurer au-delà d'elle-même* ».

Mais la pensée de gauche a-t-elle envie de « *s'aventurer au-delà
d'elle-même* » ? La question mérite d'être posée. Là encore, elle est
hantée par le danger de la trahison. Elle se méfie : les audaces de pensée lui
semblent n'être que des prétextes servant à justifier dérives et
ralliements à l'ennemi.
Et il est indéniable que c'est bien ce qu'elles peuvent être parfois.
La surenchère dans la radicalité, déterminante dans la distribution
de l'autorité morale, et qui n'est le plus souvent qu'une manière déguisée
de jouer à celui qui pisse le plus loin, décourage encore les éventuels
candidats à l'aventure intellectuelle. Du coup, la gauche se vit comme un
camp retranché : tenter la moindre sortie serait courir le risque de se
retrouver en terrain ennemi.
Le problème, c'est que, du coup, les provisions s'amenuisent, et seront bientôt épuisées (à ce sujet, voir notamment sur ce site les réflexions de Starhawket d'Isabelle Stengers).

« Les mots-clés
doivent être "et/et",
et non "ou/ou" »

>Dans un essai consacré au politiquement correct, publié en 1993 et traduit
en français sous le titre *La Culture gnangnan* (Arléa, 1994), le critique
d'art du *Time* Robert Hughes mettait en garde la gauche, dans son propre
intérêt, contre la seule attention qu'elle daigne apporter à la langue et à
la culture : une attention plus défensive et névrotique que créative, qui
consiste seulement à expurger la langue et le patrimoine culturel de leurs
éléments jugés potentiellement offensants. S'agaçant d'entendre parler de
certains écrivains comme de « *Blancs morts* », il s'insurgeait contre la
tendance réductrice à juger les œuvres uniquement en fonction de leur
« *capacité à œuvrer en fonction de la conscience sociale* », et dénonçait l'illusion
selon laquelle « *les œuvres d'art portent un message social comme les
camions transportent du charbon* ». Il rappelait qu'Edward
Saïd<>, l'un des intellectuels qui ont le plus fait pour mettre au jour les
valeurs, les inscriptions sociales ou les préjugés décelables dans l'art - notamment
dans *Culture et impérialisme* -, s'est lui-même toujours désolidarisé de
cette logique. Il ne s'agit pas de censurer ou de remplacer un corpus par
un autre, affirmait-il, mais de mettre d'autres choses en circulation, de
créer des points de comparaison, d'encourager autant l'ouverture d'esprit que
l'acuité critique : « *Les mots-clés doivent être "et/et", et non "ou/ou".* »

Plutôt que de chercher à se protéger de la culture classique ou de la
culture de masse - une entreprise improbable, de toute façon, du moins dans
la mesure où on ne vit pas en ermite au fond des bois -, instaurer une
dialectique entre elles et des œuvres minoritaires capables d'éclairer et
de
contester certaines de leurs valeurs.

De toute façon, c'est parfois quand elle croit être le plus éloignée du
modèle dominant que la gauche s'en rapproche le plus. Elle n'a pas renoncé,
par exemple, à sacraliser certains personnages, ou certains pays ou
territoires, en raison de leur combativité anti-impérialiste ou de leur
capacité à incarner ou à mettre en œuvre des alternatives. Cette
sacralisation va au-delà de l'intérêt légitime ou de la simple admiration :
elle porte l'espoir fou d'une possibilité de s'affranchir de la pesanteur
et de la médiocrité humaines.
Les lieux et les personnalités qu'elle concerne sont sanctifiés, perçus
comme exempts de toute négativité ou imperfection.

Elle rappelle ce militant communiste qui, revenant sur son parcours,
racontait dans un documentaire qu'à l'époque, il était persuadé qu'après la
révolution, il n'y aurait plus de chagrins d'amour. Ces fantasmes
absolutistes, comme l'admiration portée autrefois à l'URSS de Staline ou à
la Chine de Mao, peuvent amener à cautionner ou à couvrir malgré soi les
pires crimes, plutôt que de devoir renoncer à une illusion bienfaisante.

Ils interdisent aussi de faire la part des choses quand il y aurait lieu de la
faire : Miguel Benasayag racontait un jour le trouble et la consternation
qu'avait semés, dans une communauté autogérée d'Amérique latine, la
découverte de la pédophilie de l'un de ses membres. Les uns tentaient
désespérément de nier les faits pour sauver le rêve, tandis que, pour
d'autres, cette révélation jetait un discrédit brutal sur l'ensemble de
l'expérience. Benasayag faisait valoir à raison qu'il aurait pourtant fallu
pouvoir inventer une troisième manière de réagir.

Peut-être serait-il temps de se demander
s'il ne peut pas exister quelque chose
entre le puritanisme sinistre de la gauche authentique

et les orgies cyniques de la gauche caviar

[image: (JPG)]Mais cette idéalisation, si typiquement de gauche qu'elle
semble être, a aussi des affinités avec les formes de rêve suscitées par le
modèle capitaliste : elle rejoint la logique du people, dans la mesure où
celui-ci détourne le rêveur de ce qu'il est, du lieu où il vit, des gens
qui l'entourent, pour le persuader qu'ils ne valent rien, et qu'ailleurs,
quelque part, il existe des lieux ou des personnes qui sont, eux aussi,
« affranchis de la pesanteur et de la médiocrité humaines ».

Le confort matériel dans lequel évoluent les stars suscite l'envie en tant que tel,
certes, mais peut-être surtout parce qu'on lui attribue inconsciemment le
pouvoir de provoquer cette sorte de délivrance, de plénitude mentale - de
même que la conformité parfois caricaturale des célébrités aux canons de la
beauté est automatiquement synonyme, dans l'esprit du public, de volupté
sans limites et d'amour sans nuages. Il ne s'agit pas seulement d'envier
ceux qui semblent mener une vie plus gratifiante, plus intéressante ou plus
excitante que la vôtre - ce qui, après tout, est compréhensible, même s'il
faut aussi se méfier des illusions qui entrent dans ce genre de perception :
il s'agit d'entretenir la croyance qu'il existe quelque part une sorte
d'Olympe dont les habitants ne sont pas faits de la même substance que les
humains ordinaires. A cet égard, l'Olympe de gauche, même s'il n'est pas
peuplé des mêmes figures, ne se distingue pas fondamentalement de l'Olympe
de droite : il produit les mêmes sentiments d'inanité et d'inadéquation, la
même dégradation des réalités particulières. Il pourrait être intéressant
de chercher à identifier comme telles - car cela existe, bien sûr - des formes
de rêve qui soient réellement différentes, c'est-à-dire qui enrichissent la
réalité au lieu de la rabaisser.
>
Enfin, une autre faiblesse constitutive de l'imaginaire de la gauche
provient de sa fidélité au modèle messianique. Il ne peut fonctionner sans
la référence incantatoire à un horizon révolutionnaire, à un grand soir,
même s'il ne l'appelle pas forcément comme ça. Comme son homologue
religieux, il invite ceux qui y adhèrent à se détourner des séductions de
ce bas monde corrompu - par le péché pour le christianisme, par le capitalisme
pour la gauche -, et à mener une vie d'ascèse et de sacrifices en attendant
la rédemption collective.
S'y ajoute la logique militaire qui affleure dans
le militantisme, et qui, ne voulant voir qu'une seule tête, renvoie toute
préoccupation personnelle à un individualisme condamnable. Cette logique
affaiblit considérablement la gauche : une révolution n'est jamais exclue,
mais elle reste une hypothèse un peu fragile pour qu'on fasse reposer toute
la conduite de son existence sur elle. Elle produit avant tout des
déceptions et du découragement en rafales. Il doit y avoir un moyen de
concilier la recherche d'un but supérieur, la quête de justice ou d'idéal,
avec la qualité de l'ici et du maintenant, avec un quotidien qui garde une
place pour le plaisir. Peut-être serait-il temps de se demander s'il ne
peut pas exister quelque chose entre le puritanisme sinistre de la gauche
authentique et les orgies cyniques de la gauche caviar. Et pas le
sempiternel hédonisme libertaire et machiste à base de gros rouge et de
petites pépées purement décoratives et plus ou moins vénales, s'il vous
plaît, culture dans laquelle, bizarrement, je ne me sens pas vraiment de
place.
Si la gauche ne sait pas imbriquer les aspirations personnelles
avec le collectif, si elle persiste à les criminaliser,
il est inévitable qu'elle jette ses ouailles dans les bras de la droite

Certes, la volonté de distinction et de singularisation est précisément ce
sur quoi prospère, en la manipulant et en la fourvoyant, la société de
consommation, mais ça ne veut pas dire pour autant qu'il ne s'agit pas
d'une
quête humaine légitime. C'est peut-être aussi ce désir de ne pas consumer
sa vie en vain qui explique la prospérité de la *success story * : si la
gauche ne sait pas ménager un espace aux aspirations personnelles, les imbriquer
avec le collectif, si elle persiste à les criminaliser, il est inévitable
qu'elle jette ses ouailles dans les bras de la droite, et les pousse à
balancer aux orties tout souci du collectif pour saisir la seule chose qui
leur semble un peu tangible et stimulante : la réussite personnelle. Bien
sûr, les chances d'y parvenir restent des plus aléatoires, mais au moins
elles concernent encore cette vie-ci, et n'impliquent d'attendre ni la
résurrection ni la révolution.

Ce qu'il y a de génial, avec la *success story*, c'est qu'elle est
immunisée
contre la critique. Si vous ricanez des espoirs qu'elle fait naître, vous
ne faites que jouer l'un des rôles que sa structure narrative exige : celui du
pisse-froid qui rendra le triomphe final encore plus délectable, parce
qu'on
pourra alors le narguer, savourer son dépit et sa déconfiture, et se sentir d'autant plus de mérite qu'on aura toujours « gardé la foi » et résisté au
découragement qu'il essayait fourbement de nous communiquer. On ne peut pas
tourner en dérision la *success story* sans insulter en même temps ce qu'on
n'a en aucun cas le droit d'insulter : l'espoir qu'a chacun de faire
quelque chose de sa vie. Ce que l'on peut interroger et contester, en revanche,
c'est le contenu que le modèle dominant donne à ce *quelque chose*.

cette « valeur travail » qui a hanté la campagne présidentielle
ne produit pas seulement des richesses, mais aussi des quantités
inépuisables de ressentiment


>On peut par exemple se demander si la forme de réussite tapageuse promue
par le capitalisme à travers la vitrine du showbiz exercerait la même séduction
si elle ne s'appuyait pas sur le désir violent, quoique plus ou moins
conscient, de réparer un dommage. Ce dommage, c'est celui causé par la
place
du travail dans la vie de la plupart des gens. Il est assez frappant de
voir que ceux qui, pour des raisons diverses, échappent à cette condition
commune, et gardent la libre disposition d'eux-mêmes, partagent rarement
les fantasmes majoritaires.
Quand elle leur fait défaut, ils ne cracheraient évidemment pas sur un minimum de sécurité matérielle, mais la fortune d'un Johnny ou d'un Jean Reno les laisse de marbre, voire leur inspire une certaine pitié.
Ils n'ont rien à compenser, n'aspirent à être dédommagés de
rien. Ils sont ailleurs, avec d'autres idéaux, d'autres occupations et
préoccupations. Ce qui les distingue, c'est qu'ils acceptent d'assumer la
charge d'eux-mêmes, la quête d'un sens à leur vie, qui font si peur à leurs
contemporains. Le travail a ceci de diabolique qu'il génère des
souffrances, des frustrations, de la rancœur, mais qu'il offre aussi l'occasion d'une
fuite, d'une déresponsabilisation. La droite a tout intérêt à encourager
cette fuite, à dissuader les gens de se poser la moindre question sur le
sens, tant individuel que collectif, de ce qu'ils font : elle sait que
cette fameuse « valeur travail » qui a hanté la campagne présidentielle ne
produit pas seulement des richesses ; elle produit aussi des quantités inépuisables
de ressentiment, qui, habilement canalisées, dirigées contre les chômeurs,
les immigrés, les intellos, peuvent lui assurer une suprématie électorale
durable.

On voit vraiment mal, en revanche, pourquoi la gauche devrait continuer à
cautionner cette mascarade, et se contenter d'aborder le travail sous
l'angle de la lutte contre la précarité, comme le fait la « gauche de
gauche » - on ne parle même pas du pathétique alignement de Ségolène Royal
sur la glorification droitière du travail pour le travail. Elle aurait tout
intérêt à initier la révolution culturelle que représenterait la remise en
cause du travail sous ses formes actuelles, à être la force politique qui
mettrait enfin les pieds dans le plat. Certes, cela impliquerait un courage
et une prise de risque considérables. Mais soyons optimistes : au train où
vont les choses, elle n'aura bientôt plus rien à perdre.

tournicoti tournicoton, pour la transformation de notre monde
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